Utilisation
Introduction
Dans la définition qu’ils proposent du modèle psychoéducatif, Gilles Gendreau et ses collaborateurs (2001) élaborent une conception de l’intervention s’articulant autour de huit opérations professionnelles. Celles-ci soutiennent la mise en place d’une méthodologie de la pratique psychoéducative (Renou, 2005) qui, à juste titre, se veut garante de sa rigueur et de son efficacité. Gendreau et ses collaborateurs (2001) présentent les opérations professionnelles à l’intérieur d’une figure rappelant le symbole de l’infini (∞) (Figure 1). Cette représentation met bien en évidence le processus continu que les opérations sous-tendent et les liens intrinsèques qui les unissent.
L’observation constitue la première de cette succession d’opérations. Elle génère des données indispensables à une évaluation rigoureuse de la personne en difficulté et de sa situation. De cette évaluation pré-intervention découle une planification de l’intervention qui, à son tour, aménage l’organisation des différentes composantes de la situation d’intervention. L’animation de cette organisation suscite des interactions structurelles et relationnelles qui rendent possible l’utilisation psychoéducative d’événements significatifs. L’évaluation post- intervention vient compléter la boucle des opérations en permettant une analyse de la situation d’intervention. Cette évaluation est susceptible de mettre en lumière certains éléments qui pourront faire l’objet de nouvelles centrations d’observation. Parallèlement à ces différentes opérations, des processus communicationnels sont continuellement en jeu entre les différents acteurs concernés par l’intervention.
Les opérations de l’intervention psycho-éducative : ∞
Figure 1. Les opérations de l’intervention psychoéducative (Tiré de Gendreau et coll., 2001, p.129)
Ces opérations professionnelles ont été initialement formulées (Dionne, 1991; Gendreau et coll., 1995) pour encadrer et soutenir les pratiques d’intervention en internat pour jeunes mésadaptés socioaffectifs ou délinquants, termes utilisés à l’époque pour désigner les jeunes en difficultés d’adaptation. Or, les dernières décennies ont été témoin d’un éclatement et d’une diversification des pratiques des psychoéducateurs. Ces derniers interviennent maintenant dans divers milieux et desservent des clientèles aux problématiques variées. Inévitablement, ce développement de la profession dans différents champs de pratique soulève plusieurs défis et questionnements quant aux modalités d’application des opérations professionnelles en regard des nouveaux rôles et mandats dévolus aux psychoéducateurs.
Parmi les opérations professionnelles, l’organisation a fait l’objet d’une solide opérationnalisation et de plusieurs publications ( Gendreau, 1978; Gendreau et coll., 2001; Gendreau, Cormier, Lemay, & Perreault, 1995; Renou 2005). En effet, le modèle de la structure d’ensemble de l’intervention psychoéducative (Gendreau et coll., 2001; Renou 2005) est encore une référence incontournable pour les étudiants et les professionnels de la psychoéducation. Une démarche de modélisation d’une autre opération professionnelle, soit l’évaluation pré-intervention a été faite plus récemment par l’Ordre des psychoéducateurs et psychoéducatrices du Québec (2008) qui a adopté un Guide d’évaluation psychoéducative proposant un modèle conceptuel et une démarche d’évaluation pour encadrer cette opération professionnelle. Il apparaît maintenant souhaitable que ce travail d’élaboration se poursuive en regard des autres opérations professionnelles afin que l’intervention psychoéducative puisse conserver une cohésion dans la pratique au-delà de la diversité des milieux et des clientèles.
Parmi les différentes opérations professionnelles, force est de constater que l’utilisation est souvent méconnue ou mal définie par les étudiants et les professionnels de la psychoéducation. Pourtant, cette opération fait partie des compétences énoncés par l’Ordre des psychoéducateurs et des psychoéducatrices du Québec (2003) et se formule ainsi : « Utiliser les situations de vécu éducatif partagé à des fins d’intervention préventive ou réadaptative » (p.4). Par conséquent, nous croyons que l’utilisation est une composante importante de l’intervention psychoéducative et qu’elle a besoin d’être valorisée dans la formation et la pratique professionnelle. Nous souhaitons ici approfondir ce concept pour favoriser sa généralisation dans les différents milieux de pratique. Pour ce faire, nous présentons, dans un premier temps, une synthèse des écrits publiés sur le concept d’utilisation. Dans un effort d’opérationnalisation de ce concept, nous proposons, en deuxième lieu, un cadre d’analyse permettant de décrire cette opération et d’en modéliser la pratique en regard des différents savoirs qui y sont engagés (Bechler, 2005; Le Boterf, 2001).
Définition du concept d’utilisation psychoéducative
Origine du concept d’utilisation
La paternité du concept d’utilisation revient incontestablement à Gilles Gendreau. Ce concept apparaît dans ses écrits en 1978 alors qu’il définit l’intervention psychoéducative en référence à trois dimensions : l’organisation (les éléments de la structure), l’animation (son fonctionnement) et l’utilisation (le produit de l’animation). Si l’animation constitue le premier niveau de vécu dans la mesure où elle donne vie à l’organisation du milieu, l’utilisation est alors présentée comme un second niveau de vécu. Ainsi, l’utilisation suppose qu’une action soit enclenchée par l’éducateur dans le but de favoriser chez la personne en difficulté une prise de conscience des éléments de la réalité interne ou externe impliqués dans une expérience que Gendreau qualifie alors de « communément vécue ». Dans ce contexte, l’utilisation peut se faire directement in situ, dans le cadre d’une entrevue sur-le-champ ou d’une rencontre d’accompagnement.
Gendreau et ses collaborateurs (1995, 2001) reviendront sur le concept dans des écrits subséquents. En 2001, ils situent l’utilisation comme une opération rétroactive rendue possible – et d’autant plus enrichie – par la connaissance que l’intervenant acquiert de la personne et par la qualité de la relation qu’il établit avec elle en contexte de vécu partagé:
En cours d’animation, l’éducateur a pu observer des interactions et des résultats qui ont fait ressortir certaines forces, habiletés, vulnérabilités ou difficultés de la personne ainsi que certaines richesses du contexte. Un retour sur ce vécu partagé peut favoriser la généralisation de tout ce qu’il comporte de positif et de richesses d’apprentissage. L’utilisation est une opération rétroactive (p. 148).
Cette prise de conscience qu’engendre l’utilisation chez la personne est pré-requise à la démarche subséquente de généralisation par laquelle elle va découvrir des moyens qui lui seront utiles dans d’autres situations analogues. L’utilisation, même si elle est reliée à un événement particulier, permet de déborder du cadre de cette expérience pour amener la personne à faire des liens avec des objectifs qu’elle poursuit, les moyens qu’elle prend pour y arriver, les conséquences engendrées ainsi qu’avec les capacités et les vulnérabilités qui se révèlent. Comme le soulignent Gendreau et ses collaborateurs (2001), l’utilisation consiste pour l’éducateur à amener la personne à faire des liens entre ses pensées, ses affects et ses conduites tant dans la situation actuelle vécue qu’en regard de situations passées similaires. Cette prise de conscience permet la généralisation de l’expérience vécue à d’autres situations et le maintien des acquis (Renou, 2005). Il faut cependant considérer le fait que les personnes qui ont de grandes difficultés d’adaptation auront besoin de vivre plusieurs expériences d’utilisation avant de parvenir à la généralisation.
Allaire (1988) soutient que c’est l’utilisation des événements qui accentue la dimension clinique du travail de l’éducateur. Même si l’organisation et l’animation fournissent des conditions favorables pour que la personne vive des expériences positives et correctrices, il insiste sur le fait que c’est l’utilisation qui permet de rendre significatifs pour la personne certains éléments du vécu. « Ce n’est que lorsque l’intervenant est en mesure de saisir ce qu’il y a de significatif pour l’enfant (…) et de lui retourner que les événements deviennent réellement révélateurs » (p.3). La démarche d’utilisation est une action caractéristique du « pôle de conscience » de l’éducateur (Gendreau et coll., 2001). C’est ce niveau de conscience de l’objectif clinique poursuivi par l’éducateur dans l’intervention qui distingue l’utilisation de l’animation.
Processus d’utilisation psychoéducative
Référant au modèle du développement cognitif de Piaget (1947), Gendreau et al., (1995) décrivent l’utilisation comme un processus de conscientisation qui s’élabore en trois étapes successives. La différenciation constitue la première étape. Elle permet d’amener la personne à reconnaître et distinguer les différents éléments de la réalité tant interne qu’externe (Pronovost, Gagnon, & Potvin, 2000). La deuxième étape du processus est celle de l’individuation. Elle favorise une mise à distance de l’événement initial amenant la personne à réfléchir sur le rôle joué dans la situation afin d’y reconnaître son mode de fonctionnement propre ainsi que les capacités adaptatives et les vulnérabilités manifestes. La troisième étape est celle de la logique de l’action qui amène la personne à reconnaître les liens qui existent entre la réalité objective de la situation et son vécu subjectif en regard de cette réalité et ainsi d’induire certaines conséquences de son agir. En d’autres termes, Gendreau et ses collaborateurs (2001) décrivent ce processus comme le développement d’une présence au monde extérieur qui favorise chez la personne le développement d’une présence à soi. Ce processus permettra ultimement à la personne de « prendre conscience des effets de ses comportements sur le monde extérieur et des conséquences qu’ils entraînent pour lui, à en assumer la responsabilité et à prendre lui-même des moyens appropriés pour améliorer ses interactions avec le monde extérieur » (p.152).
Modalités d’application de l’utilisation psychoéducative
Certains auteurs, qu’on pourrait qualifier principalement d’orientation analytique, ont repris le concept d’utilisation en proposant des modalités particulières d’application. Bien qu’il soit l’objet de plusieurs critiques (Larivée & Van Gijseghem, 2003), Lacan (1966) a inspiré le développement d’une grille d’analyse clinique pour orienter l’utilisation d’activités de jeu imaginaire s’adressant à des jeunes recevant des services de réadaptation en internat (Pronovost & Trudel, 1987). Cette grille comprend trois registres : le réel, l’imaginaire et le symbolique. Dans la visée Lacanienne, le réel correspond aux agirs, aux événements et aux faits; l’imaginaire réfère aux pulsions, aux fantasmes conscients ou inconscients et aux affects qu’ils génèrent; le symbolique désigne le sens latent, l’interprétation des conduites, des pensées ou des affects du sujet. Dans cette même perspective, Allaire (1988) a pour sa part proposé l’usage d’un Cahier de retour sur le vécu comme moyen de soutenir l’éducateur dans sa pratique de l’utilisation auprès des jeunes en internat. Partant du constat que l’exigence du travail en internat pour jeunes en difficulté laisse peu de place à l’éducateur pour prendre un recul sur le vécu partagé, il propose cette modalité pour l’aider à structurer sa réflexion et favoriser une prise de distance. Il redéfinit cependant les trois dimensions de l’expérience humaine en les résumant ainsi : le réel est constitué des agirs du sujet et des événements; l’imaginaire réfère au senti de l’éducateur face au vécu du sujet et face à son propre vécu; le symbolique se rapporte au sens que donne l’éducateur aux verbalisations et aux comportements du sujet. Il propose à l’éducateur d’utiliser le Cahier de retour sur le vécu pour y consigner régulièrement son analyse des événements significatifs qu’il a observés afin d’utiliser ce vécu, notamment lors des rencontres d’accompagnement. En 2000, Pronovost et al. ont proposé une grille d’analyse des faits d’observations et des entrevues sur-le-champ comme outil clinique pour la supervision d’étudiants stagiaires en psychoéducation. Cette grille faisait appel encore une fois aux dimensions du réel, de l’imaginaire et du symbolique dans le but de favoriser une compréhension du sens et de la fonction des conduites adaptatives du sujet et de soutenir la pratique de l’utilisation.
Par la suite, Puskas (2009), en s’appuyant lui aussi sur Lacan (1966) et Allaire (1988), a proposé une modernisation du cahier de retour sur le vécu. En collaboration avec des psychoéducateurs du Centre jeunesse de Montréal, il a développé une Grille de retour sur le vécu s’inscrivant dans le cadre de la rencontre d’accompagnement psychoéducative. Puskas redéfinit les trois composantes de l’expérience humaine – le réel, l’imaginaire et le symbolique- sous les appellations l’agi, le senti et le dit. De plus, il en structure l’application en proposant une méthodologie s’appuyant sur des opérations de mise en mots, mise en sens et mise en forme. À travers son accompagnement clinique, écrit Puskas (2009), l’éducateur travaille à développer l’insight, c’est-à-dire à orienter le regard du sujet de l’extérieur vers l’intérieur de soi pour déclencher une prise de conscience, l’établissement de liens et la recherche d’un meilleur équilibre. Dans cette optique, utiliser implique pour l’intervenant de comprendre les mécanismes transférentiels et contre- transférentiels à l’œuvre.
Richelieu, Boulay, Brien, Lacourse et Roy (1994) ont proposé un cadre pour les rencontres d’accompagnement clinique qu’ils considèrent comme un moment privilégié d’utilisation. Ce cadre s’applique au suivi clinique des jeunes desservis par les centres jeunesse. Quatre aspects y apparaissent fondamentaux : le temps, l’espace, les médiums utilisés et l’utilisation du paiement symbolique. La dimension du temps réfère au rythme, à la fréquence et à la durée des rencontres entre l’éducateur et le jeune. Si la régularité des rencontres semble essentielle, elle doit aussi s’ajuster au rythme du jeune et à sa capacité à intégrer le vécu conscientisé. L’espace dans lequel les rencontres se déroulent doit être propice à l’échange, assurer la confidentialité et acquérir aux yeux du jeune un caractère particulier. En effet, tel que le soulignent ces auteurs, l’usage d’un lieu dédié à ce type de rencontre offre au jeune un espace qu’il peut s’approprier et associer à une expérience positive. Le lieu retenu peut également permettre l’emploi de différents médiums (activités artistiques, manuelles, etc.) qui favoriseront l’expression du jeune à travers différentes tâches à accomplir. Par ailleurs, en s’appuyant sur Dolto (1985), Richelieu et al. (1994) proposent d’adopter le paiement symbolique à l’intérieur des rencontres d’accompagnement clinique (par des jetons, des cailloux, des dessins, etc.). Cette façon de faire consiste, pour le jeune, à défrayer un coût de façon symbolique pour participer aux rencontres d’accompagnement afin de favoriser son engagement et son implication dans son processus thérapeutique. Dans sa Grille de retour sur le vécu, Puskas (2009) a poursuivi le travail entrepris par Richelieu et al. (1994) en insistant sur le caractère clinique des rencontres d’accompagnement. Pour Puskas, le terme clinique met de l’avant la dimension thérapeutique de l’accompagnement. L’essence même de ce travail clinique consiste à faire émerger le sens latent derrière les difficultés observées par l’éducateur afin de mieux comprendre ce que la personne tente plus ou moins consciemment d’exprimer. L’implication active de l’éducateur dans les rencontres d’accompagnement devient garante de la création d’un espace thérapeutique où l’utilisation psychoéducative est possible. Ces moments seront d’autant plus riches que l’éducateur, s’appuyant sur son savoir-être, saura établir une relation significative avec la personne.
Outre ces moments organisés et planifiés, l’utilisation psychoéducative peut également s’appliquer dans le cadre d’entrevue sur-le-champ (Gendreau et al., 1995; Gendreau et coll., 2001; Redl & Wineman, 1970; Richelieu et al., 1994). Ce type de rencontre prend habituellement appui sur un vécu partagé très récent afin que la personne puisse s’y arrêter et prendre un recul immédiat. L’entrevue sur- le-champ, comme le précisent Richelieu et al. (1994), n’a pas pour seule fonction de provoquer un arrêt d’agir. Au contraire, elle peut avantageusement être faite pour permettre l’utilisation d’un événement à l’occasion de la poursuite d’objectifs cliniques.
Si la rencontre d’accompagnement clinique et l’entrevue sur-le-champ ont essentiellement été décrites sous la forme d’une intervention individuelle, Gendreau et ses collaborateurs (2001) rappellent que ces deux modalités peuvent également s’actualiser en groupe. L’utilisation en groupe aura alors pour objet la réflexion autour d’une situation spécifique commune (Richelieu et al., 1994).
Développement du concept d’utilisation psychoéducative
Si nous synthétisons les auteurs cités précédemment, l’utilisation psychoéducative se définit comme une opération professionnelle consistant en l’accompagnement de la personne dans le cadre d’une démarche de conscientisation et de généralisation des acquis découlant d’une ou plusieurs situations vécues. Elle est une intervention de rétroaction effectuée de façon consciente et voulue. Elle vise une augmentation des capacités adaptatives de la personne.
Bien que Gendreau l’ait désignée d’une façon toute particulière par le terme utilisation, cette opération prend ses assises sur des concepts théoriques apparentés. Le processus d’intériorisation développé par Piaget (1947) dans sa théorie cognitive en est la source principale. Également, l’utilisation fait appel à la fonction cognitive internalisée et externalisée définie par Redl et Wineman (1951, 1964). Cette fonction du moi permet la connaissance et l’appréciation de la réalité externe et interne. D’ailleurs, tant Piaget que Redl et Wineman ont eu une influence marquante sur les écrits de Gendreau et des autres fondateurs de la psychoéducation.
Plus récemment, certains auteurs (Lafortune, Lepage, Persechino, & Bélanger, 2008; Perrenoud, 2008; Schön, 1994, 1996) se sont intéressés à l’élaboration du processus de réflexion et de conscientisation dans le cadre de la formation et de la pratique professionnelle. Ce processus favoriserait une meilleure adaptation, une plus grande autonomisation et le développement de l’identité professionnelle. Les travaux de Schön (1994, 1996) ont été marquants dans le développement de la praxéologie (St-Arnaud, 1992) et de la pratique réflexive. Cette conception de la pratique implique que le professionnel combine dans sa pratique des formes de réflexion dans l’action, sur l’action et sur les systèmes et les structures d’action individuelle et collective. Perrenoud (2008), s’inspirant de Piaget (1973), décrit cette dernière forme de réflexion comme une « réflexion sur ses schèmes d’action [s’enracinant] dans la prise de conscience du caractère répétitif de certaines réactions, de certaines séquences, donc sur l’existence de scénarios qui se reproduisent dans des situations semblables. Cette permanence [peut être] une source d’identité, mais aussi d’insatisfaction » (p.39). Ainsi, cette forme de réflexion ne favorise pas uniquement chez le praticien un changement de comportement ou un ajustement à une situation particulière, mais une transformation de son identité professionnelle. L’adoption d’une posture réflexive favorise l’adaptation aux différentes situations professionnelles rencontrées. L’exercice d’un travail réflexif implique que l’intervenant reçoive un accompagnement clinique qui sera le plus souvent dispensé dans le cadre de la supervision individuelle ou de groupe. Bien que la supervision ne revête pas le caractère clinique de l’utilisation, elle soutient tout de même un processus similaire chez l’intervenant: analyse d’une situation, prise de conscience de son fonctionnement, ajustement de ses schèmes d’action et ce, en vue d’une augmentation de ses capacités adaptatives professionnelles.
Même si nous constatons que le terme utilisation n’a pas débordé du champ de la psychoéducation2,ses assises théoriques sont susceptibles d’inspirer des développements conceptuels pertinents dans différents domaines, comme c’est le cas pour la pratique réflexive. Afin que l’utilisation puisse occuper tout l’espace qui lui revient, il s’avère incontournable de proposer un cadre d’analyse qui pourra soutenir sa pratique. Tel est l’objet de la prochaine partie de ce texte.
Proposition d’un cadre d’analyse des pratiques d’utilisation
L’opérationnalisation et la généralisation des pratiques d’utilisation psychoéducative passent par l’adoption d’un cadre d’analyse assez souple pour s’adapter à l’ensemble des clientèles et des milieux de pratique. Ce cadre doit toutefois être suffisamment élaboré pour être représentatif des différentes ressources sollicitées par sa pratique. Selon nous, le triptyque savoir, savoir-faire et savoir-être (Bechler, 2005; Leboterf, 2001) permet de répondre à ces conditions. Il a d’ailleurs fait l’objet d’écrits dans le champ de la psychoéducation (Gendreau et coll., 2001; Gendreau et al., 1995; Pronovost et al., 2000) et plus largement en sciences humaines, particulièrement dans le domaine de l’approche par compétences (Bechler, 2005; Leboterf, 2001).
Le savoir utilisateur
Le savoir utilisateur est constitué de l’ensemble des connaissances que doit posséder le psychoéducateur dans sa pratique de l’utilisation. Nous inspirant des écrits de Leboterf (2001) et de Bechler (2005), nous proposons de regrouper ces connaissances sous trois ordres : théoriques, mésologiques et propres à la clientèle.
Les connaissances théoriques.
Les connaissances théoriques permettent aux psychoéducateurs de bien comprendre la nature même de l’utilisation et de son processus afin d’en partager une conception commune. Ces connaissances spécifiques à l’utilisation sont appuyées par une compréhension plus large des courants théoriques qui ont permis l’émergence de ce concept afin que le psychoéducateur puisse avoir une compréhension la plus large possible des différents processus impliqués dans l’utilisation. Bien que ces connaissances puissent s’approfondir en cours de pratique, elles s’acquièrent essentiellement lors de la formation initiale en psychoéducation. À cet égard, les formateurs universitaires devraient avoir le souci d’offrir une solide formation au plan théorique en regard de l’utilisation. Celle-ci devrait permettre de situer l’utilisation en tant qu’opération professionnelle et d’en intégrer une définition qui mette l’accent sur son caractère rétroactif. Elle doit également positionner l’utilisation comme une intervention de deuxième niveau par rapport à l’animation. De surcroît, la compréhension du processus de l’utilisation est d’une importance capitale afin que le psychoéducateur puisse le reconnaître dans sa pratique. S’il a été décrit de façon différente selon les auteurs et les époques (Gendreau 1978; Gendreau et al., 1995; Gendreau et coll., 2001; Pronovost et al., 2000; Puskas, 2009), ce processus en est un de conscientisation et de généralisation découlant d’une prise de conscience à la suite d’une situation (ou d’un ensemble de situations) vécue par la personne. La description de ce processus en trois étapes, soit la différenciation, l’individuation et la logique de l’action découle directement des travaux de Piaget. Par conséquent, une compréhension plus large de la théorie piagétienne permet de mieux comprendre l’émergence du concept. Si ces connaissances constituent le noyau théorique de ce qui devrait être maîtrisé par le psychoéducateur dans sa pratique de l’utilisation, elles s’associent aux connaissances cliniques découlant d’une compréhension des grands modèles explicatifs du comportement humain, des aspects développementaux, des mécanismes et des problématiques d’adaptation, etc. (Pronovost et al., 2000).
Les connaissances mésologiques.
Les connaissances mésologiques réfèrent à l’ensemble des caractéristiques des différents milieux dans lesquels s’actualisent les pratiques d’utilisation. Si celles-ci se sont d’abord développées dans le contexte des internats pour jeunes en difficultés, la diversification des contextes d’exercice des psychoéducateurs leur impose maintenant d’adapter leur pratique d’utilisation à une variété de contextes. Ainsi, une solide compréhension au plan théorique du concept et de ses fondements ne peut faire l’économie d’un arrimage avec les caractéristiques propres aux divers milieux. Bien que le processus soutenu soit toujours le même, le psychoéducateur devra tenir compte des opportunités et des contraintes qui lui sont imposées par le milieu dans lequel il intervient. Parmi ces caractéristiques, notons d’abord le travail en équipe et l’implication des partenaires.
Un examen de l’évolution de la pratique psychoéducative permet de constater un accroissement du nombre de professionnels qui interviennent auprès d’une même personne. Cette collaboration entre professionnels exige le partage d’une lecture clinique et l’adoption d’orientations communes. L’efficacité des pratiques d’utilisation dépendra donc de la capacité des divers intervenants de travailler en synergie et de conserver une cohésion dans leur intervention auprès de la personne. En effet, des failles dans la cohérence des interventions pourraient fort bien porter ombrage aux pratiques d’utilisation. Cette connaissance des enjeux du travail en équipe et en partenariat devient alors fondamentale.
La fréquence et la durée des services constituent un autre élément essentiel. Dans un contexte de rationalisation des ressources, de plus en plus de psychoéducateurs sont confrontés à une augmentation du nombre de personnes auprès desquelles ils interviennent. La fréquence et la durée des rencontres sont souvent dictées par le programme dans lequel s’insère le psychoéducateur. De surcroît, l’intégration dans plusieurs milieux de la notion d’épisode de services ajoute à la pression des psychoéducateurs afin que la cessation des services soit la plus rapide possible. Ainsi, il devient de plus en plus facile d’escamoter la pratique de l’utilisation afin de répondre à des exigences administratives. Or, en plus d’exiger du temps, l’utilisation nécessite une fréquence et une régularité dans la dispensation des services respectant le rythme de progression de la personne. Par conséquent, la connaissance de ces différents enjeux aura un impact sur la façon dont l’utilisation sera pratiquée.
Par ailleurs, selon les milieux et les clientèles, une variété de modèles de pratiques et d’approches aura également pour conséquence d’influencer l’application de cette opération professionnelle. Ces modèles et ces approches auront souvent un effet sur la finalité de l’utilisation. Par exemple, dans le champ de la santé mentale adulte, l’utilisation sera au service du rétablissement de la clientèle, un concept central actuellement dans la réadaptation psychiatrique (MSSS, 2005). En effet, celui-ci met de l’avant la possibilité pour la personne de retrouver une vie accomplie et satisfaisante malgré la maladie (MSSS, 2005). Ainsi, l’utilisation des événements significatifs aura pour effet de faire prendre conscience à la personne de sa capacité à progresser à l’intérieur d’une démarche de rétablissement. Dans le champ de la déficience intellectuelle, c’est le concept d’autodétermination qui prend actuellement une place prédominante dans le développement des services (Lachapelle & Wehmeyer, 2003). Ce concept réfère « aux habiletés et aux aptitudes chez une personne lui permettant d’agir directement sur sa vie en effectuant librement des choix non influencés par des agents externes indus » (Lachapelle & Boisvert, 1999, p. 165). Selon les capacités de la personne, l’utilisation aura alors pour visée d’amener la personne à conscientiser sa capacité à exprimer des comportements autodéterminés. Dans le champ de la dépendance aux drogues et à l’alcool, l’approche de la réduction des méfaits fait de plus en plus consensus (Brisson, 2010). Celle-ci ne vise non pas une cessation complète de la consommation, mais bien une diminution de ses effets néfastes. Dans cette perspective, l’utilisation psychoéducative permettra d’accompagner la personne dans la prise de conscience des répercussions négatives de sa consommation et des choix qui s’offrent à elle. Ces trois exemples permettent d’illustrer qu’une connaissance approfondie des modèles et approches préconisés par les différents milieux favorisera l’arrimage nécessaire avec le concept d’utilisation.
La mission organisationnelle constitue un autre élément des connaissances contextuelles dont il est nécessaire de tenir compte. En effet, la récente hiérarchisation de l’offre de services sociaux au Québec a provoqué une redéfinition de la mission de plusieurs organisations du secteur public et communautaire où évoluent les psychoéducateurs (Assemblée nationale du Québec, 2003). Ces transformations se sont opérées au profit d’une complémentarité des services. Conséquemment, les différentes missions organisationnelles sont maintenant plus clairement définies et les mandats qui en découlent, plus précis. L’utilisation que le psychoéducateur fera des événements significatifs devra donc tenir compte des balises que lui impose sa mission organisationnelle. Il serait en effet fort hasardeux pour un psychoéducateur de mettre en place des processus cliniques qui ne seraient pas cohérents avec le mandat que son organisation lui confie, aussi pertinents puissent-ils être. Dans un tel contexte, les risques de préjudice pour la personne risqueraient de s’accroître. Par conséquent, une connaissance suffisante de la mission organisationnelle est nécessaire afin de baliser les processus cliniques et par conséquent, les pratiques d’utilisation.
Les connaissances propres à la clientèle.
Les connaissances propres à la clientèle renvoient à l’ensemble des informations que le psychoéducateur possède sur la personne auprès de qui il intervient, mais également sur ses proches et son milieu de vie. Elles s’appuient essentiellement sur deux dimensions complémentaires. D’une part, la problématique de la personne se rattache habituellement à un spectre plus large de connaissances. Ainsi, le psychoéducateur possède un ensemble de connaissances sur les caractéristiques de la clientèle qu’il dessert. Ce corpus de connaissances est composé d’informations sur la nature de la problématique, ses impacts, les problématiques associées, les interventions à privilégier, etc. Comme le soulignent Pronovost et al. (2000), ces connaissances permettent d’aborder la personne sous le regard d’une certaine « universalité », c’est-à-dire à partir des caractéristiques qui sont généralement communes à ceux qui sont touchés par la même problématique. Par exemple, le psychoéducateur en déficience intellectuelle devra tenir compte de la capacité d’abstraction de sa clientèle; celui qui intervient auprès de personnes schizophrènes devra prendre en considération la présence de symptômes psychotiques, etc. Ainsi, ce bagage de connaissances est une première source d’informations essentielles dans la planification de l’utilisation.
D’autre part, le psychoéducateur devra tenir compte de la dimension idiosyncrasique de l’intervention, c’est-à-dire de l’unicité de la personne et de sa situation d’inadaptation. Il doit développer une solide compréhension de l’anamnèse de la situation problématique de la personne, de son potentiel adaptatif (pad) et du potentiel expérientiel (pex) des situations auxquelles il est confronté. L’anamnèse renvoie ici aux connaissances que possède le psychoéducateur sur l’histoire du sujet et de la situation problématique de même que sur les interventions antérieures qui ont été réalisées (OCCOPPQ, 2008). Le potentiel adaptatif personnel correspond alors au niveau de développement des moyens dont la personne dispose pour répondre à ses besoins (Gendreau et coll., 2001; OCCOPPQ, 2008; Renou, 2005). Le potentiel adaptatif découle des facteurs de risque et de protection présents ou déficitaires chez la personne aux plans développemental, biologique et psychologique (OCCOPPQ, 2008). Pour sa part, le potentiel expérientiel réside dans les possibilités d’apprentissage qu’offrent à la personne son environnement et son entourage (Gendreau et coll., 2001; OCCOPPQ, 2008; Renou, 2005). Ainsi, plus larges seront les connaissances du psychoéducateur sur ces éléments, plus précises et efficaces pourront être ses pratiques d’utilisation. Les connaissances propres au sujet imposent donc cet effort d’intégration entre les dimensions universelles et spécifiques pour en arriver à la connaissance la plus riche et la plus fine du sujet de l’intervention.
Le savoir-faire utilisateur
Le savoir-faire utilisateur permet l’actualisation du processus d’utilisation. À l’instar de Bechler (2005), nous en retenons deux dimensions : le savoir-faire opérationnel et le savoir-faire expérientiel.
Le savoir-faire opérationnel.
Le savoir-faire opérationnel réfère à l’actualisation du processus d’utilisation. Pour le psychoéducateur, il s’agira de mettre en place et d’animer des modalités favorables à l’utilisation. Les rencontres d’accompagnement clinique et les entretiens sur-le-champ ont traditionnellement été des espaces privilégiés d’utilisation en internat et continuent de l’être dans de nombreux milieux. Il s’agit par ailleurs des modalités les plus souvent relevées dans les écrits en psychoéducation (Gendreau et coll., 2001; Pronovost et al., 2000; Puskas, 2009; Richelieu et al., 1994). Or, tel que le précise Puskas (2009), ces modalités doivent maintenant s’adapter aux nouvelles pratiques des psychoéducateurs qui interviennent davantage dans la communauté et en milieu naturel. C’est donc essentiellement le cadre de ces modalités qui est appelé à évoluer. Alors que la rencontre d’accompagnement clinique se réalisait de façon planifiée dans un environnement dédié à cette fonction (Richelieu et al., 1994), elle est dorénavant susceptible de se réaliser également au domicile de la personne, dans la communauté, voire dans la rue. De même, l’entretien sur-le-champ pourra se réaliser à travers un accompagnement dans la communauté dans des circonstances tout aussi diverses. Ces nouveaux contextes d’intervention permettent d’avoir accès à de nouvelles activités susceptibles de générer des situations utilisables. Ainsi, accompagner une personne dans l’utilisation de services de la communauté, la soutenir dans la réalisation de tâches de la vie quotidienne, la rencontrer dans un lieu public, etc. sont tout autant d’opportunités d’utilisation que ne le sont les activités planifiées organisées et animées en internat. Outre le cadre des modalités qui est appelé à évoluer, c’est également le contenu utilisé qui se transforme. En effet, comme le souligne Puskas, Caouette, Mailloux et Dessureault (2012), outre le vécu partagé entre la personne et le psychoéducateur, les expériences rapportées par la personne pourront également être utilisées. C’est donc la créativité des psychoéducateurs qui permettra d’adapter et d’enrichir différentes modalités pour l’utilisation et leurs écrits qui permettront d’en faire la diffusion.
Le savoir-faire expérientiel.
Le savoir-faire expérientiel correspond aux connaissances que le psychoéducateur produit par sa pratique et qu’il réinvestit dans son travail d’utilisation. Ainsi, le psychoéducateur doit adopter une posture réflexive dans l’action et sur l’action (Schön, 1994) afin de reconnaître les événements significatifs du vécu partagé et d’en exploiter efficacement le contenu à des fins d’utilisation. En d’autres termes, il doit adopter pour lui-même un processus similaire à celui de l’utilisation : différenciation, individuation, logique de l’action. En effet, la différenciation correspond à la reconnaissance des divers éléments de la réalité interne et externe vécue par le psychoéducateur lors des périodes d’utilisation; l’individuation lui permet de prendre un recul face à ces divers éléments afin de reconnaître son propre mode de fonctionnement et celui de son organisation, ses forces et ses vulnérabilités; enfin, la logique de l’action l’amène à faire le parallèle entre la réalité objective et son propre vécu afin d’en induire certaines conclusions, d’ajuster sa pratique et d’influencer le fonctionnement organisationnel. Un tel processus doit donc être initié par le psychoéducateur bien que, comme le soulève Dionne (1991), l’urgence des situations renvoie souvent l’utilisation au second plan. Certains modèles de supervision professionnelle, tels que la supervision centrée sur les opérations opérationnelles (Dionne, 1991) ou la supervision expérientielle (Villeneuve, 1994) peuvent alors devenir un moyen d’accompagner et de soutenir la réflexion du psychoéducateur pour l’aider à développer des pratiques d’utilisation efficaces.
Le savoir-être utilisateur
Le savoir-être utilisateur est constitué de l’ensemble des aptitudes relationnelles et des qualités personnelles requises chez le psychoéducateur et qui s’actualisent dans la relation lors des situations d’utilisation. La dimension clinique impliquée dans l’utilisation exige tout particulièrement l’établissement d’une relation de qualité avec le sujet. Au sujet de la relation qui s’établit dans un contexte d’intervention psychoéducative, Puskas (2009) affirme que « la relation [est] au cœur [du] travail clinique et […] c’est par elle que se vit le changement; l’éducateur est praticien de la relation » (p.64). Par conséquent, la qualité de la relation psychoéducative est un déterminant majeur des possibilités d’utilisation. Gendreau et ses collaborateurs (2001) affirment que c’est à travers le savoir-être de l’intervenant que la relation psychoéducative peut s’établir et que c’est l’exercice de certains schèmes relationnels qui permettront de traduire ce savoir-être. Ces schèmes sont des attitudes ayant la valeur d’instrument pour l’intervenant afin de lui permettre d’approfondir sa relation au sujet. Ils définissent ce qui est engagé personnellement par l’intervenant dans une volonté d’utilisation. Gendreau et ses collaborateurs (2001) retiennent plus spécifiquement six schèmes. Tout d’abord, par sa considération, l’intervenant exprime l’estime qu’il porte au sujet et reconnaît sa valeur d’être. Ensuite, la sécurité lui permet de s’impliquer dans une relation avec le sujet sans qu’elle soit parasitée par ses propres peurs ou angoisses. Cette sécurité découle de la connaissance que l’intervenant a développée de ses vulnérabilités et elle lui permet d’expérimenter un autre schème, la confiance. Celle-ci se reconnaît par l’expression d’un sentiment d’assurance et d’espérance ferme dans la relation intervenant-sujet, dans les opportunités qu’offre le milieu de même que dans le potentiel de chacun des acteurs de l’intervention. Par la suite, la disponibilité de l’intervenant lui permet de vivre une ouverture intérieure afin d’aller à la rencontre du sujet et de développer avec lui une façon unique d’être en relation. La disponibilité permet à l’éducateur de reconnaître que la relation qu’il construit avec le sujet est centrée sur la réponse aux besoins de ce dernier et qu’il doit parfois accepter de dépasser sa zone de confort. La congruence constitue un autre schème nécessaire à la relation. Elle implique une authenticité chez l’intervenant, un souci d’être vrai et honnête face à soi-même et aux différents acteurs de l’intervention. Enfin, l’empathie peut se reconnaître par un effort conscient, mais sincère de la part de l’intervenant de comprendre le vécu de l’autre et de lui communiquer. Il s’agit de la capacité pour l’intervenant de ressentir le vécu émotif du sujet, non pas pour se l’approprier, mais pour développer une compréhension encore plus fine de la réalité du sujet. Comme le soulignent Gendreau et ses collaborateurs (2001), ces six schèmes ne s’expriment pas isolément, mais sont constamment sollicités par la relation. L’apport de Gendreau et de ses collaborateurs (2001) quant aux schèmes relationnels s’inscrit plus largement dans une vision humaniste de la personne. Ce courant a d’ailleurs largement insisté sur l’importance de la relation dans le travail d’intervention (Chalifour, 1999; Hétu & Vallée, 2007; Rogers, 2005;). Dans un important traité sur l’éducation spécialisée, Capul et Lemay (1996) ont également précisé les fondements de l’établissement d’une relation éducative et de son développement dans une perspective psychanalytique. Parmi ces fondements, relevons entre autres l’écoute et l’acceptation de la personne dans ses richesses et ses limites, l’effort pour mettre en jeu des attitudes anticipatrices, la capacité de mettre en place un cadre (le contenant), l’affirmation de la loi, le double regard sur l’autre et sur soi et la perspective systémique. Cette vision rejoint celle de Puskas (2009) qui relève l’apport majeur que certains concepts empruntés au champ de la psychanalyse peuvent apportés à la compréhension de la dynamique de la relation. Outre les concepts de transfert et de contre-transfert, relevons celui de l’alliance thérapeutique (Baillargeon, Leduc, & Côté, 2003; Dumaine & Baillargeon, 2002) qui est identifié comme un prédicteur important de l’efficacité thérapeutique.
L’utilisation en tant que compétence du psychoéducateur
L’utilisation implique donc la mobilisation et la combinaison des ces différents types de savoir, ce qui nous amène à la concevoir comme une compétence du psychoéducateur (Le Boterf, 2001). Comme le souligne Lecomte et Savard (2004), ces différents savoirs entretiennent entre eux des liens d’interdépendance permettant l’actualisation de la compétence. Ainsi, le savoir détermine le savoir-faire à mettre en œuvre et influence le savoir-être. Le savoir-faire concrétise le savoir et traduit le savoir-être tandis que le savoir-être transforme le savoir et le savoir- faire. En plus de souligner le caractère dynamique qui anime les savoirs, cette perspective permet d’analyser les pratiques d’utilisation en regard d’une intégration des savoirs. Ainsi, l’acquisition de connaissances théoriques sur l’utilisation sera considérée en regard de son influence sur le savoir-être; le développement de modalités propices à l’utilisation sera compris comme une traduction du savoir-être; le savoir-faire expérientiel sera envisagé comme la concrétisation, dans la pratique, des connaissances acquises sur la personne, etc.
Cette conception de l’utilisation en tant que compétence a des répercussions sur la formation initiale et continue des psychoéducateurs. En effet, former à l’utilisation implique d’offrir à l’étudiant la possibilité d’analyser des situations d’intervention en regard de la dynamique des différents savoirs impliqués. Par conséquent, la supervision des stages devient non pas seulement l’occasion d’une intégration de la formation théorique à l’utilisation, mais également un lieu privilégié pour le développement d’une compétence à l’analyse des pratiques d’utilisation. Cette analyse peut se poursuivre dans les milieux de pratique en ayant recours à différentes modalités d’analyse des pratiques professionnelles.
Conclusion
L’utilisation constitue une opération professionnelle importante dans la pratique psychoéducative. Par conséquent, il nous apparaît nécessaire de raffiner l’analyse de ces pratiques en fonction des clientèles et de leurs caractéristiques propres. En effet, certains facteurs tels l’âge des sujets, les capacités cognitives (dont l’introspection) et les mécanismes d’apprentissage en jeu – pour ne nommer que ceux-là − soulèvent des défis particuliers lors des moments d’utilisation. Il faut par conséquent réfléchir sur les buts poursuivis par l’utilisation ainsi que sur les modalités d’application qui seraient les plus appropriées aux différentes clientèles. La majorité des auteurs recensés dans cet écrit proposent une vision de l’utilisation faisant appel à l’introspection et à la conscientisation alors que ces facultés ne sont pas nécessairement acquises ou développées chez certaines clientèles. Une réflexion plus approfondie des écrits sur la cognition et l’apprentissage pourrait être éclairante et devrait se poursuivre pour mieux comprendre les conditions et les limites de l’application de l’utilisation auprès des clientèles présentant des caractéristiques cognitives particulières.
Enfin, comme nous le soulignions plus tôt, la diversification des milieux et des clientèles pose le défi de la cohésion de la pratique psychoéducative. Notre contribution s’inscrit dans un effort pour que l’ensemble des psychoéducateurs se reconnaisse à travers des concepts communs, dont celui de l’utilisation. Nous souhaitons que d’autres démarches et d’autres écrits se poursuivent en ce sens.
Note:
1 Département de psychoéducation, Université du Québec à Trois-Rivières
2 Le sens commun du terme utilisation s’apparente à « usage », emploi », « manière d’utiliser ». Or, en psychoéducation, ce terme prend une définition très spécifique. Si on examine plus attentivement l’ensemble des définitions données par les dictionnaires, certaines se rapprochent néanmoins du sens que Gendreau a donné au terme utilisation en tant qu’opération professionnelle:
PETIT ROBERT de la langue française : rendre utile, faire servir à une fin précise, exploiter
MULTIDICTIONNAIRE : tirer parti de, tirer profit de
ROBERT COLLINS anglais : ressources of skills
ROBERT COLLINS français : utiliser le savoir, les compétences. « Make use of people‘s abilities ». « To make the most of something, to use something to its best advantage ».
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